Après midi :
Le Reghistan ou Régistan :
Comme dans chaque ville ouzbek, le Registan est
la «place de sable» qui servait aux défilés militaires, aux grandes manifestations
et aux exécutions publiques. On jetait du sable après chaque exécution pour
absorber le sang, d'où le nom de « place de sable ».
La place est encadrée par trois imposants monuments,
sans doute les plus imposants de toute l'Asie centrale :
- la madrasa (ou médersa) d'Oulough
Begh (1417-1420) à l'ouest (à gauche quand on arrive sur la place par la rue
principale),
- la madrasa Sher-Dor (La porte des Lions) (1619-1635/36) à l'est (à droite).
- la madrasa Tilla-Kari (Couverte d'or)
(1647-1659/60) au nord (en face).
Madrasa d'Oulough Begh
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Madrasa Sher-Do
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Madrasa Sher-Dor
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Madrasa Tillya-Kori
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Je ne connais pas vraiment d'endroit qui possède un tel regroupement de grands
édifices, sauf peut-être le Vatican ou, dans une moindre mesure, la place Saint-Marc
à Venise. Il faut s'attarder pour mesurer la dimension historique et artistique
du lieu, qui pêche toutefois par trop de grandeur et pas assez d'humanité ni
d'activité authentique. C'est un musée à ciel ouvert, qui me paraît figé.
Ayant à peine franchi l'entrée officielle du périmètre,
nous sommes abordés par des gardes qui proposent, moyennant quelques billets,
de nous faire monter tout en haut d'un minaret. On verra plus tard.
Cette physionomie n'est pas celle que voulut Tamerlan,
à la fin du XIVe siècle. Pour inciter les marchands, qui payaient de lourdes
taxes, à venir à Samarcande, il fit construire une rue bordée de boutiques qui
traversait la ville. Sa femme, Tuman Aka, fit construire à côté du Registan
un Tim, un grand marché couvert à coupoles, où six artères se rejoignaient.
Son petit-fils, Oulough Begh, gouverneur de Samarcande,
fit construire, une madrasa ainsi qu'une khanaka (un hospice pour les derviches),
à la place du bazar, le caravansérail Mirza, au nord, et la gigantesque mosquée
de Koukeldach, au sud.
Deux siècles plus tard, le gouverneur ouzbek Yalangtouch
Bakhadour démantèle la khanaka et le caravansérail d'Oulough Begh pour y installer
deux madrasas de taille comparable et aux décorations harmonisées, donnant ainsi
aux lieux leur configuration actuelle.
Les trois madrasas servirent d'entrepôts à céréales
jusqu'au renouveau religieux du XIXe siècle. La madrasa Chir Dor servit de lieu
de détention pour les basmatchi - musulmans qui s'opposaient au pouvoir soviétique
- en attente d'exécution.
Les bolcheviks rendirent son animation à la place
tandis que Samarcande était la capitale du pays, de 1925 à 1930, en y organisant
des manifestations politiques, des rassemblements de masse, des procès publics
de contre-révolutionnaires. En 1929, la place fut le témoin d'une étrange manifestation
organisée par les bolcheviks qui serait impensable aujourd'hui : 3.000
femmes ont manifesté contre le port du voile musulman. Elles ont fait un grand
feu et y ont jeté leurs voiles !
Samarcande doit à l'occupation soviétique à la
fois la rénovation des monuments et leur isolement théîtral. Les minarets penchés
à cause des tremblements de terre sont stabilisés. Les dômes éventrés sont reconstruits,
les mosaïques sont restaurées et la place est remise au niveau ancien, par évacuation
de près de deux mètres d'épaisseur de terre et de sable, accumulés durant des
siècles. Ici, comme autour du Gour Emir, les maisons sont démolies pour faire
place nette.
Mais un nouveau danger menace ces monuments : les
remontées salines de la nappe phréatique rongent le bas de leurs murs, et des
remontées d'eau imbibent le papier mîché qui supporte les décorations.
Les madrasas ont un grand portail, pishtak, orné
d'une mosaïque de briques cuites et de briques émaillées de couleur bleu, et
deux grands minarets à chaque extrémité de façade. Ils sont couronnées
de corniches décorées de motifs en nid d'abeilles (muqarna), un peu comme
des chapiteaux au sommet de colonnes géantes. Les ailes comme les minarets sont
entièrement recouverts de girikh, des motifs géométriques.
À l'ouest, la madrasa Oulough Begh, est la plus
ancienne des trois. Construite entre 1417 et 1420, elle est reconnaissable à
son minaret nord, haut de 33 m, qui est légèrement incliné. On nous raconte
que les Russes tentèrent sans succès de le faire pivoter sur sa base pour l'adosser
au bîtiment. Il pèse 400 tonnes. Une calligraphie coufique précise que la «
façade est deux fois plus haute que le ciel, et lourde au point que l'échine
de la terre en est écrasée ».
On pénètre par une grande porte qui débouche sur
un hall séparé de la cour par un immense moucharabieh. Le hall conduit à deux
passages encombrés par les marchands de souvenirs.
Tout
autour de la grande cour, sur deux niveaux, une cinquantaine de cellules d'étudiants
sont réparties. Chacune a une porte basse qui obligeait le visiteur à courber
l'échine en entrant. On saluait son hôte en s'inclinant, la main droite sur
le cour. Deux ou trois étudiants se partageaient chaque cellule. Les cellules
sont en duplex : on dort à l'étage, on étudie en bas. À sa construction,
en 1417, la madrasa d'Oulough Begh était la plus grande université d'Asie centrale.
Elle accueillait plus de cent élèves, ce qui paraît bien peu à côté de nos universités !
On y enseignait le Coran mais aussi l'astronomie, les mathématiques, la philosophie
et la littérature. On nous rappelle ses faits avec des statues en bronze, grandeur
nature, d'Oulough Begh et des astronomes comme Kazy-Zade Roumi (le " Platon
de son époque "). Oulough Begh, à la fois gouverneur de Samarcande, mathématicien,
astronome et poète, venait lui aussi dans la cour de la madrasa rencontrer les
élèves. Cette ouverture vers les matières non religieuses causa sa mort, car
son propre fils, allié à des religieux fanatiques, fomenta son assassinat en
1449.
Aujourd'hui, les cellules du rez-de-chaussée sont
autant de boutiques d'artisanats : poterie, miniatures, cuirs, instruments
de musique, voiles et robes.
En
face de la madrasa d'Oulough Begh, la madrasa Chir Dor (ioun Sher Dor) fut érigée
deux siècles plus tard. Au début du XVIIe siècle, Yalangtush Bakhadour, vizir
de l'imam Kouli Khan et gouverneur de Samarcande, voulant sans doute réveiller
la cité endormie, détruisit ce qui restait du caravansérail et de la khanaka
et fit construire, entre 1619 et 1635, une madrasa jumelle. La longueur de la
façade - 51 mètres de minaret à minaret - est identique.
C'est cette madrasa qui attire le regard quand
on arrive sur la place du Registan dans l'après-midi, car elle est face au soleil.
Son portail est orné de tigres-lions couleur de feu à la poursuite de biches
blanches. Les tigres-lions ont donné leur nom à la madrasa : Chir Dor signifie
« qui porte le lion ». Ils portent sur le dos des soleils à face humaine bordés
de rayons. On nous dit qu'ils symbolisent la résistance de la symbolique solaire
zoroastrienne face à l'islam. Les gazelles seraient le peuple affolé. La légende
veut que l'architecte fut condamné à mort pour cause
d'hérésie, car il a osé afficher des représentations humaines. Pourtant d'autres
médersas du XVIIe siècle sont décorées de la sorte, notamment celles de Nadir
Divanbegi à Samarcande et à Boukhara. Le choix des couleurs - bleu, blanc, jaune
et vert - reflète également l'influence de Boukhara. Le vert est apparu au XVIIe
siècle. Il évoque les riches lapis-lazuli. Le bleu est considéré comme une couleur
triste et c'est en bleu que l'on se vêt pour un enterrement.
La largeur des deux bîtiments est identique, mais
la madrasa Chir Dor, bîtie sur les fondations de l'ancienne khanaka, est légèrement
moins haute que la madrasa Oulough Begh. De chaque côté du portail, deux coupoles
en bulbe cannelé au relief aérien coiffent les salles d'étude. De nombreuses
inscriptions ornent le portail et les tambours des coupoles: « Tu es le grand
guerrier, Yalangtush Bakhadour, si on ajoute les chiffres de ton nom, on obtient
la date de la fondation. » Et aussi: « Il a élevé une madrasa telle que par
lui la terre a été portée au zénith du ciel. » Ou encore: « Jamais au cours
des siècles, l'habile acrobate de la pensée, par la corde de la fantaisie, n'atteindra
les sommets interdits des minarets. »
On entre là aussi par un hall en chicane qui débouche
sur des couloirs latéraux. La cour intérieure est entièrement décorée de motifs
géométriques et floraux verts, jaunes ou bleus. Elle abrite elle aussi deux
étages de cellules. Aujourd'hui les étudiants ont été remplacés par des vendeurs
de céramique et suzani, aux indiscutables talents commerciaux, qui paressent
sur les takhta (estrades) ou jouent aux cartes, en attendant le touriste.
Un vendeur d'instruments de musique nous fait asseoir dans sa boutique et sort
un son de chaque instrument, flûte, guimbarde, trompette, luth, violon,.
Le
Dutar ou dotar est un luth à long manche fabriqué en bois de mûrier
avec deux cordes pincées.
Le Tambur est un luth à long manche avec trois cordes en métal, frappées
avec un plectre en métal.
Le Rubab est un luth à long manche avec un corps arrondi et un plateau
en parchemin. Il possède cinq cordes (dont deux doubles cordes en métal) frappées
avec un plectre.
Le Gidjakk ou ghidjak est un violon pointu au corps arrondi avec
un manche cylindrique relié à quatre cordes en acier.
Nous finissons le tour avec la madrasa Tilla Kari
Face au visiteur qui arrive sur le Registan, donc
au nord, la madrasa Tilla Kari est moins haute que les deux madrasas et sa façade,
de 120 m, plus longue que les deux précédentes. Elle contient une mosquée reconnaissable
à la coupole bleue sur la gauche de la façade. Des trois madrasas, celle-ci
est la seule à avoir des cellules (hujra) donnant vers l'extérieur, comme
la madrasa Mir-i-Arab à Boukhara. Des tourelles d'angle pas très hautes furent
préférées aux longs minarets.
Yalangtush voulait doter Samarcande d'une mosquée
du Vendredi digne de son rang, celle de Bibi Khanum étant déjà en ruine. Il
fit construire une grande mosquée adjointe à la cour d'une madrasa, de façon
à pouvoir accueillir le plus grand nombre de fidèles. La madrasa fut bîtie à
l'emplacement du caravansérail construit sous les Timourides, et dont on conserva
les fondations. Les travaux durèrent plus de 10 ans, de 1646 à 1659. L'édifice
fut ébranlé par des tremblements de terre notamment en 1897.
La
mosquée est richement décorée, son plafond plat est peint en trompe l'oil comme
une coupole constellée de feuilles d'or sur fond bleu nuit. Les feuilles s'enroulent
en guirlandes, des plus grandes à la périphérie aux plus petites vers le centre.
Les murs sont couverts de motifs de kundal (peinture polychrome rehaussée
d'ornements en relief garnis de dorure) - d'où le nom de Tilla Kari, « couverte
d'or » - inscriptions coraniques, stalactites descendant sur le mihrab en marbre
et panneaux muraux imitant des tapis.
Là aussi, les cellules des étudiants ainsi que
les salles annexes de la mosquée abritent des magasins de souvenirs et d'antiquités.
Une partie a néanmoins été réservée pour présenter
des photographies prises avant et pendant la restauration, ainsi que des morceaux
de briques et céramiques d'époque.
Un petit délai permet au groupe de s'égayer. Je repère au bout de l'esplanade
de Tilla Kari une porte, qui donne accès au no man's land entre les madrasas.
J'espère une vue insolite sur ces mastodontes endormis. Ils m'offrent de fait
la vue des murs aveugles, sans décoration :l'envers du décor. Je prends conscience que l'esplanade du
Registan est un grande scène de théître entourée par
les madrasas et dont les acteurs seraient les visiteurs et les marchands, minuscules
créatures écrasées par l'immensité des façades.
En retournant vers la sortie, je suis à nouveau intercepté par le gardien qui
propose de monter en haut du minaret de la madrasa Oulough Begh. Avec un collègue
du groupe, je fais cette ascension vertigineuse : on monte d'abord sur
le toit d'une salle, toit béant, sans garde corps, encombré de briques et de
pierres. Un passage mène à l'escalier en colimaçon que nous éclaire notre guide.
Au sommet, le guide ouvre une trappe et un à un on peut surgir et admirer le
spectacle : Chir Dor en face, à notre hauteur, la place à nos pieds et
au loin les dômes d'autres monuments et plus loin encore les montagnes roses
et bleues. Je mitraille avec mon appareil photo argentique doté d'un super grand
angle et avec l'appareil photo numérique, quitte à devoir retraiter les photos
pour compenser la déformation des perspectives.
Le car nous emmène pour la dernière visite du jour : le Gour Emir. Il
est proche de notre hôtel, ce qui permet de boucler la boucle. Le Mausolée nous
fait revenir en arrière dans le temps, à l'époque des Timurides. Je l'ai décrit
plus haut, donc je n'y reviens pas. La lumière est douce et la température agréable.
Le guide nous fait assoir pour nous conter son historie. Le monument aussi a
été admirablement rénové par les Russes. En revanche il a perdu un peu de son
îme car il est isolé au bout d'une esplanade et d'un jardin, à l'écart de l'agitation
de la ville qui l'entourait autrefois.
Ainsi s'achève notre visite d'aujourd'hui : la Samarcande des Timurides
et de ses descendants.
Nous dînons chez l'habitant : le dîner a lieu dans la cour d'une maison.
De nombreux Ouzbeks se font inscrire auprès des agences de voyage pour proposer
des repas, compensant ainsi le manque de restaurant. Je remarque que la maison
est récente et moderne, à un détail près : les toilettes sont à l'ancienne,
avec une fosse et un bac d'eau. Le repas est copieux et de qualité irréprochable.
A la fin, les enfants sortent des étalages de bibelots pour assouvir la folie
acheteuse des touristes.
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